A propos d’Instantaneity
Texte de Julia Beauquel, Docteur en Philosophie et Esthétique
Dans un langage abstrait au style affirmé, l’art de François Nugues exprime avec une ferveur inaltérable sa passion pour la couleur et l’infinie possibilité des compositions.
Un tableau achevé semble entraîner le désir immédiat d’un autre, comme si la création artistique devait célébrer la vie, honorer l’unicité de l’instant en l’éternisant dans la peinture.
Premières impressions
L’exposition met en lumière la cohérence d’une œuvre et l’originalité d’une technique consistant à peindre avec de l’air expulsé au moyen d’un instrument relié à un compresseur. Sur la toile, la peinture est poussée et orientée par l’artiste, dans une expérimentation insatiable produisant une collection de textures tachetées, aqueuses, agglutinées, visqueuses, nuageuses, aériennes, dures comme la glace ou aussi légères que des pétales.
Les effets esthétiques occasionnés varient en fonction des couleurs, des formes et des structures dynamiques plus souvent courbes que rectilignes. Toutes sortes d’architectures s’élaborent, semblables à celles que l’on peut observer dans la nature au travers d’un microscope ou d’un télescope.
Nulle hiérarchie dans la composition n’impose d’ordre à suivre, aucun point ne focalise l’attention ; le regard chemine librement le long des lignes, sensible indifféremment au tout ou à l’une ou l’autre des parties. Avant de se tamiser dans de plus sombres recoins où les yeux se reposent, les couleurs et la luminosité éclatent et suscitent une séries d’émotions uniques. Aucune toile n’est semblable à une autre. En épousant les méandres de cet univers pictural, de la clarté translucide à l’opacité impénétrable, le spectateur vit avec intensité une succession d’instants esthétiques hétérogènes.
Cependant, l’innombrable présence de vagues, de boursouflures, de nappes brumeuses, de fils quadrillés possède la continuité d’un mouvement qui sans cesse remue, ondule, glisse, frémit, s’étire ou s’entortille. Multiples et diverses, les apparences sont unies par une sorte d’éternelle cohésion.
Nugues : un « impressionniste abstrait » ?
(…) où l’air les emmène-t-il ?
Vers d’autres choses (…) pour lesquelles nous n’avons pas de nom bien arrêté.
Les qualifier d’« abstraites » serait se limiter à un aveu d’ignorance
Si l’oeuvre de François Nugues initiait un nouveau courant artistique, ce pourrait être l’impressionnisme abstrait. Abstraites, ses toiles le sont, malgré ce que l’imagination du spectateur y fait figurer. Mais en quoi seraient-elles impressionnistes, plutôt que disons, expressionnistes ?
Le titre de l’exposition, d’abord, est une référence explicite du galeriste Hervé Lancelin à l’instantanéité que Claude Monet « évoquait souvent » et « tentait d’appréhender ». Tout amateur de peinture et en particulier d’impressionnisme connaît l’émerveillement de ce courant face aux changements de la lumière naturelle, aux variations de couleur offrant à la perception d’une cathédrale, d’une falaise ou d’une meule de foin une qualité sans cesse différente. Au fil des jours et des saisons, les impressions éphémères des choses observées ont motivé les peintres à saisir les subtiles altérations de l’atmosphère baignant chaque instant. L’unicité de l’instant, qui sans exception passe de l’avenir au passé sans jamais se reproduire excite en l’homme un désir profond de le fixer.
« Mais François Nugues ne peint pas des impressions de la réalité », pourrait-on objecter. Certes, rien de figuratif ni de réaliste n’est objectivement identifiable dans ses images. Pourtant, ici, l’abstraction formelle ne met pas en avant l’expressivité du peintre, à la différence des tableaux révélant les gestes incisifs de Jackson Pollock, par exemple. Précisément, un intérêt central du travail de François Nugues, qui le rend remarquable et surprenant, est que le mouvement inépuisable animant ses œuvres ne semble pas provenir d’une action extérieure – comme la technique du dripping confère aux tableaux de Pollock un aspect de peinture projetée sur la toile – mais semble émerger de l’intérieur d’elles-mêmes, comme si les toiles montraient une réalité dotée d’une vie propre. La grande luminosité de sa peinture accentue ce phénomène. Si bien que l’art de Nugues est en quelque sorte impressionniste ; il véhicule de singulières impressions de « tranches de vie » mouvantes, colorées, lumineuses et semblant préexister à l’art du peintre qui en capture l’évolution, d’instant en instant.
L’instant, éternel renouveau
Maintenant je reviens en arrière avec vous,
Cherchant des yeux ce bracelet dans la poussière.
Par un midi si dur que la lumière semble
Elle-même se dévorer, bientôt absente (…)
Votre profil, perdu sous l’horizon de vent qui nous entoure,
Fait de ce chemin creux une barque en dérive
Où nous serons ensemble à jamais maintenant.
Oubliés par le temps que la grandeur du jour immobilise.
Tandis que le sang bat à votre poignet nu.
Il est tentant de définir l’instantanéité négativement, comme ce qui ne dure pas, par opposition à ce qui dure infiniment ou qui est hors du temps : l’éternité.
Relire Claude Monet à la façon de l’écrivain et critique d’art John Berger est à cet égard déstabilisant : plutôt que de continuer à caractériser l’impressionnisme par la fugacité de ce qu’il représente, l’auteur nous invite en effet à appréhender le sentiment d’éternité commun à tous les tableaux du maître. Prenons la Femme à l’ombrelle (1886) ; on ne sait, à la regarder, si l’on est sensible à la grâce de l’instant ou à la vision d’un spectre, d’une femme inaccessible à la mort et dont les vêtements flotteront à jamais dans l’éternel retour du vent d’été. Une réception appropriée de Monet supposerait d’éprouver l’impression d’un temps pour toujours suspendu. Or d’où provient cette impression ? Non pas, selon Berger, des choses concrètes qui sont représentées mais de l’air ou de l’atmosphère qui semble les envelopper : « l’air (…) transforme cette instantanéité en une éternité, écrit-il.
Qui ne goûte pas, chaque année, à la saveur profondément mélancolique et joyeuse des saisons qui recommencent ? Le printemps en particulier revient, fait renaître les arbres, les fleurs, le chant des oiseaux et avec eux les souvenirs des soirs d’enfance à savourer la liberté des jeux qui se prolongent. Toujours identiques, l’air du début de soirée diffusant l’odeur ravivée de la végétation nous emplit d’émotion pendant que les nuances chaudes du ciel nous bercent de rose, de jaune, d’orangé puis de bleu. Il est l’heure, comme chaque année, de retomber amoureux.
François Nugues ne peint ni nénuphars, ni paysages de campagne ou de bord de mer. Mais l’air par lequel il réalise ses toiles abstraites les insuffle d’un mouvement, d’une lumière et d’une illusoire tridimensionnalité faisant d’elles de puissantes métaphores de la vie, du vivant, de la force vitale partout et toujours présente, invincible. Monet et Vermeer, malgré leur différence méthodique et stylistique, rêvaient de : « peindre non pas les choses elles-mêmes, mais l’air qui les touche ». Nugues semble vouloir capter non pas des entités réelles, mais l’essence même de la vie, sous la forme de couleurs lumineuses et empreintes de mouvement.
Le souffle créateur
l’air (…), une fois peint, n’est visiblement présent que dans
des couleurs, des touches, des couches, des palimpsestes, des ombres, des caresses, des éraflures.
A mesure que l’artiste s’en rapproche (…) cet air l’emmène (…) ailleurs.
Si l’air est chez Monet une fin, un sujet à peindre, il est aussi pour François Nugues un moyen, une technique. Entre le peintre et le tableau, aucun pinceau ne dépose les couleurs et ne dessine de contours. L’air se mêle à la peinture et au mouvement du peintre pour engendrer ces compositions dans lesquelles le spectateur croit voir des formes minérales, végétales, organiques, subaquatiques, terrestres, célestes ou cosmiques.
Le geste créateur de François Nugues peut être compris par analogie au souffle du divin donnant la vie, ou si l’on préfère au Qi, le souffle primordial à l’origine de l’univers. Cet art de peindre grâce à la pression de l’air dessine des traces évoquant le travail naturel du vent sur le sable, la roche, l’eau des océans ou la pousse des arbres. Les lignes que nous observons découlent d’un processus de création semblable à ce qui anime le monde naturel. Ces compositions sont les effets d’une sorte de chant silencieux modelant la matière. L’idée d’un air comme « soufflé », inspiré, expiré et infusant de la vie dans les images était sciemment exprimée dans le précédent titre d’une exposition de Nugues, « Conatus », en référence à la fameuse notion spinoziste désignant l’effort de toute chose pour persévérer dans son être. Une fois terminé, chaque tableau ne fait que commencer à vivre – d’une vie esthétique, du moins.
Tableaux vivants
« Il a tout exprimé, même l’insaisissable, même l’inexprimable,
c’est-à-dire le mouvement des choses inertes ou invisibles, comme la vie des météores (…)
C’est pourquoi il nous donne l’illusion complète de la vie. »
Plus rarement pareille aux nébuleuses visions des confins de l’univers qu’à d’organiques ou viscérales circonvolutions, l’oeuvre de Nugues propose une incursion dans les paysages fascinants de l’infiniment grand ou de l’infiniment petit. Le mouvement s’y propage de tissu végétal en tissu animal – quand il ne semble pas se muer en courant électrique.
L’oeuvre peut être abordée comme un organisme géant ; un système dont les parties sont interdépendantes. De même qu’un organisme se nourrit et se développe grâce à une relation constante avec un milieu extérieur, ces toiles fonctionnent esthétiquement en relation avec le regard d’un spectateur.
L’art de François Nugues est tout le contraire d’une matière inerte ou d’un froid mécanisme. Il engage une réflexion sur la vie, cette entité longtemps tenue comme insaisissable, cette énigme animant l’ensemble des vivants et du monde organisé. Plutôt que d’une « physique du vivant » héritée du mécanisme de Descartes (la conception du vivant et de la nature comme une machine ou un automate dont la vie se réduit au mouvement mécaniquement transmis de rouage en rouage), le travail du peintre est à rapprocher d’une métaphysique ou des sciences du vivant, du vitalisme voire de l’animisme. D’après certains médecins du 18ème siècle (Georg. E. Stahl et Théophile de Bordeu), la vie et ses phénomènes ne se réduisent pas à des caractères physico-chimiques mais sont régis par un « principe vital », une force vitale présente partout où se manifeste un mouvement spontané. Présentée comme l’« ensemble des fonctions qui résistent à la mort », la vie évoque aussi dans la pensée de Bergson les notions d’ « effort », de « flux » ou de « flot qui remonte la pente que la matière descend » et plus généralement l’idée que les propriétés de la matière n’expliquent pas l’essentiel de la vie.
Fasciné par les effets de l’air – normalement incolore, invisible et inodore – sur la matière picturale, François Nugues peint inlassablement, embrassant le mouvement continu de la vie dont il rend visible la multitude des formes, de l’irrégularité passionnée à la paisible harmonie.
Julia Beauquel
Docteur en Philosophie et Esthétique
Notes.
- John Berger, Monet, peintre de l’ailleurs, Le Monde du 30. 10. 10.
- John Berger, art. cit.
- Jacques Réda, « Le bracelet perdu », in Amen, Récitatif, La tourne, 1988.
- John Berger, art. cit.
- Art. cit.
- Art. cit.
- Octave Mirbeau, Éloge à Claude Monet
- À savoir les fonctions d’autorégulation, d’autoréparation et de cicatrisation décrites par le physiologiste Marie François Xavier Bichat, de 1771 à 1802.